LES MÉTAMORPHOSES DE LA PAUVRETÉ CHEZ SIMONE WEIL
Thèse présentée par Nathalie Calmès-Cardoso, professeure agrégée de philosophie à l'Institut Robert-Schumann (Université de Strasbourg),
sous la direction d'Anne Merker (Crephac [UR 2326], Faculté de philosophie, Université de Strasbourg) (ED 520).
Accueil dans la salle à 8h45. Début de la soutenance à 9h précises.
- Jury
Paul Clavier (professeur, Université de Lorraine)
Robert Chenavier (professeur agrégé et docteur en philosophie)
Mickaël Labbé (maître de conférences, Université de Strasbourg)
Anne Merker (professeure, Université de Strasbourg)
Létitia Mouze (maîtresse de conférences HDR, Université Toulouse-Le Mirail)
Ghislain Waterlot (professeur, Université de Genève)
- Résumé
Suivre les me?tamorphoses de la pauvrete? chez Simone Weil, en proposant d'en faire les jalons d'un parcours philosophique cohe?rent et dynamique, n'est pas une entreprise qui va de soi. En effet, les privations que s'est inflige?es la philosophe, non seulement pour secourir « ceux d'en bas », mais pour « vivre » comme eux, ont bien souvent e?te? juge?es excessives et de?raisonnables, exclues pour cela du champ propre de la philosophie. Surtout, l'œuvre weilienne offre au lecteur des formes de pauvrete? qui semblent incommensurables entre elles. Quels liens tisser entre le drame de l'abandon mate?riel de?nonce? dans le premier Cahier, le don de pauvrete? e?voque? rageusement dans la lettre a? Xavier Vallat du 18 octobre 1941, et la pauvrete? lumineuse, vagabonde, poe?tique, de Saint Franc?ois d'Assise ? La tentation est forte de dissocier ici les analyses sociales, me?taphysiques et religieuses. Y ce?der nous condamnerait pourtant a? ne pas saisir avec quelle rigueur philosophique l'attention que Simone Weil porte, sur le terrain comme dans ses textes, a? l'e?tre en de?faut, l'ame?ne a? faire entrer en re?sonnance la pre?carite? sociale, le de?nuement asce?tique et la de?nudation mystique. Il ne s'agit pas de faire de la pense?e weilienne un syste?me philosophique mais d'assumer les impasses et les contradictions qu'elle rencontre en dessinant un ve?ritable itine?raire ou? la pauvrete?, a? travers diffe?rents niveaux du re?el, change de de?finition, de nature et de valeur, tout en caracte?risant une seule et me?me vie philosophique, celle qui cherche ce qui fait ve?ritablement du bien a? l'homme.
En pre?sentant, dans une sorte de typologie descendante de l'oppression, les figures du travailleur pauvre, du pauvre sans travail et de l'inemployable, la philosophe met en e?vidence un « fait capital », celui de l'humiliation. L'examen rigoureux de ses me?canismes ne fait pas seulement de la penseuse une philosophe sociale de tout premier ordre ouvrant la voie aux re?flexions toujours actuelles sur l'absence de reconnaissance, l'autode?nigrement, l'invisibilite? ou l'accoutumance a? la cruaute?. Il l'ame?ne a? apercevoir une forme de re?sistance possible aux rapports de force pre?sents dans toute socie?te? productive. Cette re?sistance ne se joue pas seulement sur le plan politique ou juridique, mais aussi sur le plan moral et me?taphysique ou? il devient possible, a? celui que la machine sociale n'a pas totalement broye?, de « manier me?thodiquement la ne?cessite? ». S'il ne peut se soustraire au regard de la force, celui qui crie « pourquoi me fait-on du mal ? » et non « pourquoi l'autre a-t-il plus que moi ? », formule une exigence universelle de justice qui ouvre au domaine suprasensible. En de?nonc?ant la pauvrete? comme une injustice universellement reconnaissable et non comme une atteinte a? ses de?sirs personnels, l'homme acce?de a? ce que Simone Weil appelle « l'impersonnel », cette capacite? a? rechercher le bien inde?pendamment de ses inclinations e?gotistes. Cela ne veut pas dire qu'il suffise d'e?tre pauvre pour acce?der au niveau supe?rieur vers lequel le de?nuement oriente le regard. Souffrir n'est pas assez et la souffrance n'est jamais a? rechercher pour elle-me?me. Le passage implique attention et discipline. Dans certaines conditions, et sans renoncer a? lutter contre la mise?re sociale subie, s'exercer a? ne compter pour rien peut prendre la forme d'une pauvrete? consentie. La philosophe retient ici la lec?on de Platon en nous disant qu'« il faut devenir de?s cette vie nu et mort ». La radicalisation de cette exigence conduit Simone Weil a? changer une nouvelle fois de niveau. Dans l'effort de pauvrete? du sage, dans les exercices spirituels auxquels il s'astreint, subsiste une forme d'affirmation du « je », un pouvoir de soi sur soi. Or, se soustraire a? l'emprise de la force suppose de renoncer soi-me?me a? toute forme de puissance. Il faut consentir a? un amoindrissement comparable a? celui de Dieu qui par amour s'est retire? de sa cre?ation pour laisser e?tre sa cre?ature. Dans cette troisie?me forme de pauvrete?, que Weil associe a? la « nudite? d'esprit » et que l'on peut qualifier de mystique, l'homme s'emploie a? se vider de lui-me?me, pas simplement pour se laisser pe?ne?trer par la souffrance de l'autre, mais pour se projeter en lui afin d'y restaurer la capacite? au bien que l'exposition au malheur a de?truite. C'est la? que Dieu descend, attend sa cre?ature et la prend par surprise, car « Dieu est le bien » nous dit Weil. Le mouvement ascendant qui ame?ne la philosophe a? ouvrir une circulation entre les niveaux de la pauvrete? subie, du de?nuement consenti et de la de?nudation mystique, fait en re?alite? une boucle qui nous rame?ne a? l'homme de?posse?de?. Le pauvre devient, a? l'image du Christ, cet infiniment petit, ce point de levier universel sur lequel s'appuie l'homme charitable pour ouvrir, sans le savoir, la bre?che qui rend possible le contact avec la transcendance. Le plus pauvre des pauvres, lorsqu'il est aime? fraternellement et secouru par un acte de charite? authentique, prend alors la forme de l'amour implicite de Dieu.